Chapitre II

 

« L’histoire des dernières années du XXe siècle, dit Waldron dans sa barbe, sera l’histoire de rien.

— Hein, quoi ? » De l’autre côté du bureau, Canfield, soupçonneux, susceptible, se raidit, certain d’être insulté par cette remarque.

« Rien, dit Waldron. Allez-y. »

Plus exactement, ajouta-t-il sans même remuer les lèvres, s’il y a quelqu’un pour s’occuper encore d’histoire.

Canfield le fixait toujours, son visage sombre empli d'hostilité. Tout à coup, incapable de supporter ce mépris plus longtemps, Waldron aboya : « Allez-y, bon Dieu ! Vous êtes venu ici pour faire un rapport, alors crachez-le. »

Canfield grogna et retourna les feuilles de son calepin : « Dès l'appel reçu, je suis parti avec une patrouille pour la Cité des Anges. Tout était sens dessus dessous, mais le directeur avait fait marcher les gaz. D’après lui, le dingo est apparu comme ça, sur l’estrade de l’entrée, à côté de la caisse, et il a traversé la pièce directement vers une table particulière. Le directeur a tout observé puisqu’il était dans un bureau en verre blindé sur le...

— Je connais la Cité des Anges », interrompit Waldron. Voyant le blâme s’amasser dans l’esprit pharisien de Canfield, il ajouta : « J'y vais tout le temps !... Enfin, quand je peux me le payer. »

Il ne fit aucun effort pour formuler avec des mots la réaction de Canfield, mais celui-ci serra les lèvres pendant plusieurs secondes, comme s'il voulait bloquer le passage à une réplique cinglante, puis il continua.

« Bien sûr, il est ridicule de dire que le dingo est apparu comme ça. J'ai fait venir le portier et le videur, naturellement, et je les ai questionnés en route — ils ont pris très peu de gaz puisqu'ils étaient juste à côté de la sortie. Ou ils mentent, ou ils ont paniqué et refusent de l’admettre. »

S’adossant à sa chaise et fermant les yeux, Waldron dit : « Dans quel état était ce dingue quand vous l’avez ramassé sous la table ? »

L’enchaînement de ses idées brisé, Canfield hésita. « Répugnant, dit-il enfin. Couvert de boue humide, en loques, contusionné — mais ça, je suppose que c’était partiellement dû aux choses qu’on lui a jetées dessus.

— Un homme dans cet état ne passerait pas la porte de la Cité des Anges, dit Waldron. Je ne vous demande pas de suppositions, dites-moi simplement ce que vous avez trouvé en arrivant. »

Canfield ferma son carnet et se redressa, la bouche serrée, la pomme d’Adam tressaillant dans son cou noueux : « Qu’est-ce que vous essayez de faite ? Me mettre en rage pour vous fournir un prétexte pour me chasser de la police ?

— Fermez-la asseyez-vous, dit Waldron. Ou si vous voulez pas continuer, donnez-moi votre carnet et je trouverai les détails tout seul. »

Canfield s'abandonna encore à la rage l’espace de quelques battements de cœur, puis il lança le carnet sur le bureau de son supérieur — ce qui produisit un bruit semblable à celui d'une gifle — et sortit en claquant la porte. Les fenêtres mal jointes en tremblèrent: sur le bureau, les crayons s'entrechoquèrent.

La pièce parut soudain s'assombrir, bien que le globe lumineux fût neuf et dépoussiéré. Waldron resta immobile, fixant le coin noir du carnet.

L'histoire de rien...

Voilà ce qui allait briser James Amott Waldron : prétendre hystériquement que c'était toujours le même vieux monde. Un jour, il allait hurler après un idiot du genre de Canfield et lui dire : « Comment osez-vous prétendre que vous êtes un homme, le roi de la création ? Vous êtes un rat, vous êtes un insecte, vous êtes une sale petite punaise qui rampe dans les rebuts des anges — une mouche à viande qui butine des ordures et qui prétend allumer le soleil ! »

Pourquoi est-ce que je traîne ici ? A quoi bon ? Pourquoi ne pas laisser tomber ?

Ses yeux passèrent du rectangle du carnet au rectangle d’une carte murale — pas la carte de la ville, mais celle de l’hémisphère. Cette carte portait des additions et des modifications qui avaient été faites à la main; impossible de se procurer une carte commerciale ou même officielle qui montre le monde tel qu’il était en réalité. En conséquence, il n’était pas absolument certain que celle-ci fût exacte. Mais elle l’était dans toute la mesure de ses possibilités. Pas par masochisme, comme Canfield et d’autres collègues semblaient le croire : par honnêteté.

Pourquoi ne comprennent-ils pas que c’est nécessaire ?

Les pustules sur la netteté des mailles des symboles humains, les régions dévastées, les zones radio-actives, dans lesquelles les routes et les voies ferrées étaient comme des pas au-dessus d’un précipice, tout cela était obligatoirement porté sur la carte imprimée; impossible de se mentir à soi-même au point de prétendre qu’Omaha, par exemple, existait toujours. (Quoique bien sûr, il ne soit pas indispensable de passer son temps à répéter qu’elle avait disparu.) Mais les épais traits noirs qui isolaient une région en forme de langue au centre de l’Amérique du Nord, les traits similaires enserrant une zone en forme de rein à l’ouest du Brésil, et les taches argentées comme des pentagrammes déformés qui indiquaient les cités des extra-terrestres, tout cela avait été ajouté par Waldron lui-même le jour où il en avait eu assez de la fiction populaire de la souveraineté des États canadien ou américain sur l’ensemble de leur ancien territoire.

« Un de ces jours, déclara Waldron au vide indifférent, je brancherai une sonnette et des clignotants et j’épinglerai sous la carte une pancarte mentionnant : pas d’illusion ; je m’arrangerai pour que tout ça s’allume quand la porte s’ouvre. »

Mais il savait qu’il n’irait pas si loin. C’était très bien d’insister pour que les gens regardent les faits en face; il faudrait plus que des mots, parlés ou écrits, pour en obtenir un résultat.

Il était aussi effrayé que les autres. Aussi prêt à se dissimuler la réalité. Simplement, il se sentait quelque peu honteux. Ce qu’il pourrait aisément atténuer. Conserver toute sa honte aussi forte qu’elle lui était venue, était épuisant pour ses nerfs. Sans cela, il ne s’en serait pas pris à Canfield.

Il finit par prendre le carnet et le feuilleter, regardant la sténo familière qui le remplissait, aussi claire et facile à lire, une fois le contexte saisi, qu’un texte imprimé normalement.

Est-ce symptomatique ? Tant d’entre nous semblent maintenant avoir besoin de faire les petites choses à la perfection, comme si nous étions résignés à abandonner les grandes, pour de bon...

Il espérait que non. Il pensa à ses propres tentatives laborieuses pour perfectionner l’opus III de Beethoven, d’abord sans une fausse note et en respectant les temps, puis sans une ombre d’expression. Il ne voulait pas se résoudre à voir en cela une simple compulsion.

Bon ! Les symboles dansaient sur la page. Un effort de volonté les immobilisa. A la Cité des Anges — le nom était un geste d’une insolence timide comparable au pied de nez de l’enfant derrière le dos des adultes — s’était produite cette extraordinaire intrusion. Des mots comme « extraordinaire » perdaient de leur force. Depuis peu, on n’entendait même plus les gens dire comme ils en avaient eu l’habitude : « l’Ère des miracles n’est pas finie. » Maintenant ils disaient en haussant les épaules : « C’est le miracle ! », ce qui constituait en soi une explication.

Canfield était arrivé et avait trouvé des gens écrasés, physiquement écrasés, contre la porte, d’autres écroulés sur la petite estrade qui y menait, tombés là où les gaz les avaient saisis. Et en miettes, sous une table, le dingo. Et sur la table, un homme qui, d’après le directeur, avait été la cible de l’intérêt du dingue. Et sur le plancher à côté, deux filles et un homme qui avaient fait partie du groupe.

L’homme qui gisait sur la table renversée s'appelait Dennis Radcliffe.

Waldron fronça les sourcils. Le nom lui disait quelque chose. Mais impossible de voir quoi dans l’immédiat. Il ne perdit pas son temps à chercher — il pouvait facilement vérifier dans les fichiers.

Le directeur avait déclaré que Radcliffe était devenu furieux et qu’il s’était mis à lancer n'importe quoi : bouteilles, couteaux, couverts. Mais ensuite, il n’avait plus rien vu à cause de la panique, de la ruée vers la sortie et des gaz.

Canfield avait donc bouclé l'endroit et relevé les noms et identités des cent quarante clients et serveurs, en fouillant méthodiquement chaque poche pour trouver portefeuilles et papiers; puis il avait amené ici les gens les plus directement concernés : le directeur, le videur et le portier qu’il soupçonnait de mensonge, le dingue, Radcliffe et son groupe et une demi-douzaine de gens pris au hasard pour confirmer les témoignages. Un travail approfondi. A présent, il était trois heures du matin, et Waldron se sentait si bas que l’idée de fouiller dans les informations que Canfield avait si méticuleusement assemblées lui faisait horreur.

Mais il fallait bien que ce soit fait.

Pourquoi diable commences-tu par un truc comme ça ?

Il ferma le carnet et enfonça les boutons de l’intercom dans l'espoir qu’il s’était peut-être réparé tout seul. Il ne l’avait pas fait et il n’y aurait personne pour le faire avant neuf heures. Il réprima l’impulsion de le lancer contre le mur et se leva de sa chaise.

Le sous-sol rébarbatif et carrelé de blanc lui faisait toujours penser à des latrines publiques. La puanteur aussi, quand les cellules étaient pleines. Sous les lumières crues, certains de ceux qui avaient été arrêtés dans la nuit gémissaient dans leur sommeil, tandis que d’autres, pensant que même essayer de dormir était futile, restaient assis sur les bancs durs, les yeux dans le vide, cernés de rouge par la fatigue. Les gens de la Cité des Anges étaient pour la plupart encore inconscients, et gisaient comme des cadavres livrés à la morgue sur les bancs et le plancher des trois dernières cellules.

L’arrivée de Waldron fît lever les yeux des hommes assis derrière le bureau qui faisait face aux cellules. Il y avait Rodriguez, le sergent de garde, le docteur Morello, un des médecins légistes, et Canfield qui rougit et montra les dents.

Contrôlant délibérément ses mouvements, Waldron descendit les dernières marches et tendit le carnet. « Je regrette de vous avoir parlé ainsi, Canfield, dit-il. La fatigue, je pense. » Il s’accouda à l’angle du bureau.

Canfield accepta le carnet sans un mot.

« Eh bien, Doc ? continua Waldron, d’une voix cassante. Qu’est-ce qui vous amène ? L’affaire de la Cité des Anges, n’est-ce pas ? »

Morello, dont les sourcils étaient broussailleux et les cheveux dépeignés, écrivait son rapport à l’aide du stylo enchaîné au bureau de Rodríguez et la chaîne cliquetait. Après l'avoir maudit à mi-voix, il répondit à Waldron : « Oui, ils m'ont traîné ici pour que j'examine ce dingue. Ça aurait pu attendre jusqu'au matin. N'importe quel idiot se serait douté qu'il était mort.

— N'importe quel idiot, avez-vous dit ? » demanda Canfield d'une voix douce comme une caresse. Et comme le docteur omit de répondre, il continua : « J'ai agi en accord avec les règlements ! Si vous n'aimez pas être réveillé à deux heures du matin, vous n'êtes pas obligé de faire partie de la police. Vous voulez être révoqué ? »

Morello grimaça. « Quelle différence cela peut bien faire que la police n'amène mes malades ou que je les ramasse dans la rue ? dit-il amèrement. Le sang a toujours la même couleur, les os cassés aussi. » Griffonnant les dernières lignes de son rapport, il le signa d'un trait de plume et poussa le papier vers Rodríguez.

« Quelqu'un aurait-il des cigarettes ? ajouta-t-il. J'ai oublié les miennes. »

Waldron lui tendit son paquet « A propos, je ne m'étais pas rendu compte que le dingo était mort.

— Il ne l'était pas lorsque nous l'avons amené ici, l'informa Canfield. Il est mort environ dix minutes avant que je ne vienne vous voir. Je vous l'aurais dit si j'en avais eu la possibilité. »

Ignorant le sarcasme, Waldron se tourna vers Morello. « Et alors, qu'est-ce qui l'a tué ? Les choses que Radcliffe lui a jetées dessus ? La table en tombant sur lui ? »

Le docteur haussa les épaules : « Entre autres, peut-être. » Il tira sur sa cigarette, fermant momentanément les yeux, comme s'il trouvait ses pensées dans la fumée. « Mais je doute que vous puissiez bâtir une inculpation de meurtre. Hémorragie cérébrale, à ce que j'ai vu. Un vrai massacre de vaisseaux sanguins. Des yeux comme des cerises. D'après moi, lorsqu'ils ouvriront le crâne à l’autopsie, son cerveau donnera l’impression d’avoir été passé à la moulinette. » Il maniait les images avec une délectation morose.

Mal à l’aise, Waldron s’aperçut qu’une femme écoutait dans la cellule en face; elle avait la bouche ouverte, les yeux écarquillés, et maintenant elle frissonnait et se léchait les lèvres comme au Grand-Guignol. Il décida de ne plus la regarder.

« O.K., dit-il. Qui était-ce ? Quelqu’un de connu ?

— Pas de papiers sur lui, dit Canfield. Rien. En haillons. L’air d’avoir traversé l’enfer.

— Pas de tatouages ou de marques corporelles, non plus, dit Morello en bâillant. Le corps couvert de contusions, vieilles d’un ou deux jours, plus des récentes probablement dues à ce qu’il a reçu. Aucune cicatrice importante.

— Alors prenez ses empreintes, dit Waldron. Maquillez-le et faites faire des photos restituées. Aucun espoir de photographier la rétine, doc ?

— Ils le feront à l’autopsie, dit Morello. Ses yeux sont en trop mauvais état pour donner un résultat correct par la cornée. Je vous l’ai dit, on dirait des cerises.

— Beaucoup de travail, grommela Rodriguez. Pour un dingo ! »

Waldron ne fît aucun commentaire.

« Cela ne devrait pas être trop pénible. » Morello bâilla encore, plus largement. « Il a quelque chose d’inhabituel. Il est inversé : le cœur du mauvais côté, le grand lobe du foie idem, et c’est pareil pour tout le reste. Je ne serais pas surpris qu’il ait un jumeau identique.

— Ah ! ah ! dit Waldron. T’entends ça, Chico ?

— C’est dans le rapport, grogna Rodriguez.

— Bon, c’est fini pour moi », dit Morello. Il ramassa son sac sur le bureau. « Ne me dérangez pas trop tôt le matin. Il est au frais et ne se décomposera pas avant l’après-midi. Et je manque de sommeil. »

Quand l’écho de ses pas se fut éteint dans l’escalier sonore, Waldron entraîna Canfield vers les cellules où gisaient, inconscients, les gens de la Cité des Anges.

« Lequel est Radcliffe ? demanda-t-il.

— Le voilà. » Canfield désigna un homme brun aux vêtements cossus. Même dans la stupeur de la drogue, son visage plutôt gras portait les traces de sa récente terreur. Waldron parla pour s'éviter de penser à la cause de cette expression.

« Nous avons quelque chose sur lui, non ? Je suis certain d’avoir déjà entendu ce nom.

— Possible, mais pas parce que nous l’aurions déjà arrêté. C’est le fameux Den Radcliffe. Ce n’est pas un type bien. Franc-trafiquant, il passe la plupart de son temps avec le gouverneur Grady. Ils nous ont dit sur la côte Ouest qu’on l’avait vu hors du Territoire de Grady. Vous avez peut-être vu le nom sur le télétype. »

Pas un type bien ! Quelle façon mielleuse de présenter les choses ! Et de toute façon, de quel droit Canfield se permettait-il de qualifier un tel homme de douteux ? Il avait plus d’estomac que Canfield, au moins : il ne se contentait pas de s’abriter dans le mesquin mensonge universel...

« Vous voulez qu’on commence par lui ? » proposa Canfield, avide, peut-être, d’écarter du toit qu’ils partageaient présentement ce signe de la condition du monde. Waldron avait de toute façon eu l'intention de remettre Radcliffe à plus tard; en entendant Canfield, il sentit sa décision se renforcer d'une touche de plaisir malicieux.

« Non, je vais commencer par le directeur et ses employés, et par les gens que vous avez ramassés pour les témoignages. Je prendrai Radcliffe et son groupe après m'être fait une idée générale d'après ceux qui n'étaient pas directement concernés. »

Il crut un instant que Canfield allait émettre des objections. Mais il haussa simplement les épaules et dit à Rodriguez d’ouvrir la première cellule.